À un mille des murs de la ville, tout couverts d’émaux, là où le désert brasillait comme du verre doré, une femme d’une grande beauté était assise dans un donjon de pierres et jouait avec un os.
— Viendra-t-il me voir aujourd’hui ? demanda-t-elle à l’os en le berçant dans ses bras comme un enfant. Ou viendra-t-il me chercher cette nuit ? Toutes les étoiles brilleront, mais il brillera plus fort encore. Assurément, il n’osera venir dans la journée, car son éclat l’emporterait sur celui du soleil. Le soleil mourrait de honte et le monde sombrerait dans les ténèbres. Mais tu viendras, ô Nemdur, mon seigneur, fit la femme très belle.
Elle s’appelait Djasrin ; Nemdur était le roi dont la ville s’élevait un mille à l’est. Naguère, il était son mari, mais le temps avait passé.
Lorsque le jour commença à disparaître en s’enveloppant dans ses robes et en se glissant silencieusement hors du désert, Djasrin appela ses femmes. Elles n’étaient plus que deux, l’une très vieille, l’autre très jeune. Toutes deux éprouvaient pour elle de la pitié, mais elle ne leur prêtait que peu d’attention. Elle ne remarquait pas davantage leur aversion derrière cette pitié. À la porte du rez-de-chaussée, des hommes musculeux armés d’épées et de haches montaient la garde ; ils étaient chargés d’empêcher le danger d’entrer, ou de sortir. Des palmiers aux frondaisons d’un vert d’airain cernaient la tour et un petit étang reposait là, comme tombé du ciel. Au coucher du soleil, la jeune fille descendait jusqu’à l’étang et puisait de l’eau pour le bain de sa maîtresse. Djasrin se baignait alors et se faisait oindre et parfumer. La vieille peignait la chevelure de Djasrin, qui était couleur du désert, puis elle y tressait des bijoux suivant les instructions de Djasrin. Sur le corps de Djasrin, un vêtement de soie était posé et, à ses pieds, des mules dorées. Cependant, Djasrin ne cessait de serrer l’os contre elle. Pour cela elle avait une excellente raison : c’était l’os de son enfant.
— Préparez le festin, dit Djasrin à ses domestiques. Mon seigneur Nemdur ne tardera plus à arriver.
Elles lui obéirent de leur mieux. Elles dressèrent des tables avec des nappes brodées sur lesquelles elles disposèrent des assiettes d’argent couvertes de viandes, de pain, de fruits et de confiseries. Elles versèrent du vin dans des coupes d’argent cerclées de glace.
— Faites de la musique.
La jeune fille prit un instrument à cordes et en tira des notes semblables à des soupirs cristallins et aigus.
Djasrin se pencha à la fenêtre. Elle regarda dans la direction de la ville le long des pentes assombries du désert.
Au-dessus d’elle flamboyaient les étoiles paisibles. Djasrin chercha des étoiles en déplacement, les lampes et les torches qui quittaient la ville de Sheve, la procession qui lui ramènerait son seigneur.
— Bientôt, oui, bientôt, il me reviendra, dit-elle à l’os de son enfant mort. Sa chevelure de bronze, sa force solaire, ses yeux stellaires me reviendront. Il s’allongera sur moi, sa couche sera un vin capiteux et ses reins des flammes inextinguibles. Oh, la musique qu’il créera en moi, et je ne serai que l’instrument de cette musique. Et dans cette musique je concevrai. Tu grossiras en moi, mon enfant ; tu renaîtras.
Si l’os l’entendit, il ne lui prêta point attention. Si la nuit l’entendit, elle ne se manifesta point. Et si le roi Nemdur, installé dans son palais avec sa nouvelle reine, l’entendit, il dut se boucher les oreilles.
À minuit, Djasrin hurla. Elle jeta l’os dans un coin. Elle se mit à s’arracher la peau et les cheveux et ses deux servantes accoururent pour l’en empêcher. Djasrin était devenue si faible que même une vieille femme et une jeune fille fluette pouvaient la maîtriser ; par ailleurs, elles avaient l’habitude de ce genre de crise, qui se produisait chaque nuit.
Et, comme chaque nuit, Djasrin pleura plusieurs heures. Toutes les nuits se passaient en pleurs, jusqu’aux moments pastel qui précèdent l’aube, où elle dormait un peu, avant de s’éveiller pour demander son enfant. La jeune fille lui apportait alors l’os et Djasrin le berçait et le tenait contre sa poitrine.
Tandis que le soleil se levait, Djasrin interrogea encore son os.
— Viendra-t-il me voir aujourd’hui ? Ou viendra-t-il me chercher cette nuit ?
Mais Nemdur ne venait jamais la voir.
Elle avait seize ans lorsqu’elle était devenue son épouse. Jusqu’alors, elle avait vécu dans un royaume riche en eaux, rivières, lacs, cascades et fontaines. Les collines verdoyantes montaient les unes sur les autres au-dessus de vertes vallées, les cieux recouvraient une mosaïque de verdure. Lorsqu’elle avait appris qu’elle allait quitter cette terre de velours vert pour un pays d’ambre brut, Djasrin avait pleuré, à la manière de ceux pour qui l’eau est familière et qui en usent sans compter. Obéissante, misérable et apeurée, elle avait rejoint l’homme destiné à devenir son mari après avoir fixé son regard sur le sol verdoyant qu’elle devait abandonner. Lorsque, les doigts doux mais fermes, il souleva le voile qui lui dissimulait le visage, ce fut comme si le soleil avait brillé sur elle. Elle haussa lentement les yeux et contempla Nemdur le soleil et, de son sourire, le soleil sécha ses larmes.
Nemdur était très beau, c’était un jeune lion. Sa chevelure luisait comme des copeaux de métal, ses yeux étaient l’ardoise brûlante et pâle de l’air du désert. Lorsqu’il avait vu sa fiancée, il lui avait souri parce qu’il avait été charmé par sa beauté. Il avait désiré être charmé ; elle ne désirait plus désormais que le charmer.
Elle se rendit à Sheve dans un carrosse aux disques d’argent tintinnabulants, les cheveux tombant en cascade, les yeux débordant non plus de larmes mais d’amour. Elle était la princesse de toutes les chutes d’eau. Dans le palais, derrière les portes de la chambre à coucher, Nemdur lui fit connaître une autre terre où se mêlaient le feu et le liquide.
Elle ne tarda pas à devenir gravide. Nemdur l’accabla d’autres présents, des colliers d’or, des miroirs d’argent, des bracelets de saphir, des rivières de perles. Il lui fit faire un jardin où des lotus étaient posés, tels des cygnes, sur des étangs peu profonds, jardin d’eau en plein désert. Il lui fit parvenir la peau d’un lion qu’il avait lui-même occis, manteau dans lequel envelopper son fils à la naissance. Il lui envoya tout cela, mais il ne vint point. L’enfant l’avait grossie et enlaidie. Nemdur, libre comme le sable ou le soleil, possédait d’autres femmes. Son appétit était immense et ses jouets variés. L’enfant n’avait fait que hâter en lui un désir inévitable de changement. Il restait assurément en son cœur de la place pour tout un monde de femmes.
Elle vit son regard se tourner vers des vierges à la chevelure de safran et à la peau crémeuse, vers des vierges aussi sombres que la poix et à la toison d’ébène. Elle sentait sur lui ces peaux, ces cheveux, leur parfum et leur passion. Son âme se recroquevilla sur soi et rétrécit. Son âme finit par pouvoir se nicher dans une graine de coriandre.
Elle se regarda dans les étangs de lotus et dans les miroirs d’argent. Elle pressentit que l’enfant de Nemdur la rendait hideuse et elle se mit à le haïr. Jusqu’à cet instant, elle avait à peine pris sa propre vie en considération, ou plutôt elle avait considéré qu’elle ne pouvait avoir aucune prise sur sa propre vie. Mais désormais elle était emplie d’une grande terreur. Des événements colossaux lui étaient arrivés et aucun n’était de son fait. Son exil, son amour, sa grossesse et son délaissement. Puis vinrent les douleurs. D’autres avaient souffert bien pis, mais qui peut dire que sa douleur et sa peur ne furent point alors les plus terribles que femme connut jamais ? Son corps lui parut divisé, son cerveau partagé. Elle accoucha d’un fils que l’on plaça dans la peau du lion et Djasrin fut posée sur de la lave fondue. Mais elle songea néanmoins : Je suis libérée de cet enfant et il va désormais m’aimer à nouveau.
Nemdur envoya des présents. Pour sa femme, des boucles d’oreilles et des colliers de lapis-lazuli ; pour son fils, une pomme de jade. Lorsque Nemdur pénétra dans la chambre, il leva le bébé très haut dans ses bras, ainsi qu’il avait naguère soulevé le voile de sa fiancée, et il lâcha un rire de plaisir devant son fils. Il n’avait que souri à Djasrin. Et maintenant, il la regardait à peine.
Peu de temps après, une vagabonde sortit de chez Djasrin. Son âme était assez petite pour tenir dans une semence de coriandre, le cerveau coupé en deux parties. Une partie lui dit : Va voir où mon mari joue avec son fils. La seconde : Vois mon mari qui n’a d’yeux que pour l’enfant et ne me regarde plus.
Nemdur donna au bébé des robes de soie, des jouets d’ivoire, une chaînette en or pour sa cheville. Nemdur vint dans le lit de Djasrin.
— Suis-je belle ? demanda-t-elle.
— Belle comme un lotus, et tu fais éclore de très beaux enfants. Faisons-en un autre, toi et moi.
— Mon seigneur, je suis lasse, ce soir. Ne me demande pas cela. Va plutôt voir l’une de tes femmes tout en neige, ou l’une tout en encre.
— Allons, insista Nemdur, c’est toi que je veux.
Le cerveau divisé de Djasrin mit alors dans sa bouche des paroles de miel :
— J’ai besoin de toi.
Puis d’aloès :
— Mais c’est vers moi que tu te tournes en dernier.
Nemdur vit qu’elle était blessée et lui dit :
— J’ai manqué de prévenance envers toi et je veux me racheter. Mais je ne t’ai jamais honorée en dernier.
— Je ne suis que l’une de tes traînées.
— Tu es ma femme et la mère de mon héritier.
Djasrin se tut et resta de pierre. Incapable de l’ébranler, Nemdur la quitta. Son jardin était empli de fleurs, il n’avait nul besoin d’en attendre une. En cette heure, si l’on avait ouvert la graine de coriandre, l’on n’aurait pas trouvé l’âme de Djasrin, car elle était devenue une poussière qui n’était pas plus grosse qu’une pointe d’épingle.
Ce mois-là, les eaux peu profondes du jardin se tarirent et les lotus moururent. Tiens, dit la seconde partie du cerveau de Djasrin, voilà ce que t’ont fait Nemdur et le fils de Nemdur.
Et la première partie de son cerveau chuchota : Si tu n’avais pas eu d’enfant, Nemdur t’aimerait encore.
L’enfant dormait à l’ombre sur sa peau de lion, près de lui reposait aussi sa nourrice, tout autour le sol était jonché des minuscules animaux en ivoire que le roi avait envoyés à l’enfant ; et sa cheville était cerclée de la chaînette en or.
Sans un bruit, Djasrin prit les vêtements que la nourrice avait ôtés à la chaleur du jour. Djasrin s’en enveloppa et en rabattit les plis sur sa tête, puis elle emporta l’enfant dans la peau. Mais alors, elle se mit à pleurer, car l’enfant était innocent et très beau ; elle n’en était pas moins son ennemie.
Djasrin traversa les cours du palais et nul ne la questionna, car l’on pensa qu’elle était la nourrice, en qui l’on avait toute confiance. Lorsqu’elle sortit et traversa la ville, elle ne fut plus qu’une femme comme les autres qui serrait son enfant contre elle. Djasrin aperçut d’autres femmes avec leur bébé et elle les plaignit, car elle croyait que toute femme qui avait porté un enfant avait par là même perdu l’amour de son mari.
Elle descendit les rues larges et étroites, traversa la grand-place, là où les chameaux bruns avaient de sévères regards de seigneurs, où les figues bleu-noir transpiraient, où la viande rouge se balançait, où des gamins dansaient au son d’un pipeau, où un serpent se levait d’une urne en cuivre pour exposer son capuchon en forme de cœur. Djasrin parvint ainsi jusqu’aux murs d’émaux de Sheve. Elle n’y vit point les images de bêtes et de fleurs. Elle sortit en courant par le large portail dont l’ombre était semblable à une nuit ténébreuse. Elle s’enfuit dans le désert.
À une centaine de pas des murs se trouvait un puits autour duquel s’était installé un camp de nomades. Djasrin marcha directement parmi les tentes et nul ne l’interpella, puisqu’elle était une femme, car en ces lieux l’on ne craignait guère les femmes, ou c’est du moins ce que l’on s’imaginait.
Djasrin rencontra enfin un groupe de jeunes enfants et de bébés endormis ou en train de jouer en sommeillant à l’ombre d’une tente. À proximité, un couple de gros chiens de chasse étaient allongés, leur lourd masque fauve sur les pattes.
Si Djasrin avait presque perdu la raison, il lui en restait quelques onces. Il lui sembla qu’elle pourrait laisser ici son enfant sans qu’on le remarque, parmi tant d’autres. Et, lorsque les mères viendraient et trouveraient un enfant supplémentaire, nul doute qu’elles le recueilleraient en s’estimant payées par la chaînette en or qu’il avait à la cheville. Une fois midi passé, le camp serait levé, car ces nomades restaient rarement en place, surtout à proximité des villes du désert, qu’ils considéraient comme maléfiques et décadentes. À la tombée de la nuit, sinon avant, Djasrin serait libérée de la créature qui lui avait innocemment dérobé tout son bonheur.
Alors qu’elle méditait fiévreusement sur tout cela, l’un des chiens leva la tête, huma l’air et grogna doucement à l’adresse de Djasrin. Il était clair que ces animaux étaient destinés à garder les enfants et s’occuperaient également du sien sitôt qu’elle serait partie. Toutefois, le regard sans merci du chien emplit soudain Djasrin d’une grande inquiétude. Fébrilement, elle déposa le petit ballot sur le sable à côté des autres bébés, il ne pleura point ; peut-être avait-il une confiance instinctive en sa mère, bien qu’il ne pût comprendre son dessein.
Le chien se dressa brutalement sur ses pattes minces et ses yeux ne furent que verre brûlé, enflammés par le soleil inflexible du désert. Djasrin fit volte-face et s’enfuit, s’attendant à sentir les crocs du chien se refermer à tout instant sur sa robe ou sa chair, mais le grognement mourut derrière elle ; elle entendit alors les enfants endormis se réveiller et commencer à se lamenter et crier, comme s’ils l’accusaient, aussi se mit-elle à courir plus vite et quitta-t-elle le camp pour aller franchir les portes de la ville. Elle remonta les rues larges et étroites en courant, ralentit près du palais et jeta alors la robe de la nourrice. Les gardes, en la voyant rentrer, la regardèrent fixement, car elle était la Reine de Sheve et elle arrivait de la rue sans domestiques ; mais il ne la questionnèrent point.
Elle se rendit dans ses appartements et s’assit. Sa tête la faisait souffrir, son esprit lui-même lui faisait mal.
Nemdur allait venir et lui dirait :
— Notre fils a disparu, il reste introuvable. Penses-tu que la femme qui était sa nourrice l’ait tué ?
Et Djasrin répondait :
— Épargne-la, mon seigneur. Elle a été prise de démence. Elle est jalouse parce qu’elle n’a pas d’enfant à elle, son propre enfant est mort...
Midi arriva, puis l’après-midi, puis le moment de rousseur, le rouge sang éclaboussé sur les murs, suites écarlates du soleil passant vite au magenta et à l’indigo, puis apparurent les étoiles, lampes des cités célestes. Djasrin n’avait entendu aucun tumulte de recherches dans le palais. Nemdur n’était pas venu la voir.
Mais il apparut alors.
Il entra rapidement dans la chambre non éclairée ; pour une fois, il n’illumina point les lieux de sa présence, et il ne parla point ainsi qu’elle s’y attendait.
— Djasrin, ma femme, j’ai entendu trois histoires. La première : quelqu’un a volé la robe d’une femme qui dormait dans l’ombre du jardin. La deuxième : la même femme, protégée de la chaleur par cette robe, s’est glissée hors de la ville pour ne plus revenir. La troisième : la Reine de Sheve est entrée dans la ville sans escorte, or personne ne l’avait vue en sortir.
Le cerveau divisé et douloureux de Djasrin ne put supporter cela.
— Ce ne sont que mensonges ! s’écria-t-elle. Tu devrais fouetter ces menteurs.
Mais Nemdur lui répondit avec douceur :
— J’ai une quatrième histoire. Écoute, je vais te la conter. Des nomades ont planté leurs tentes près des murs de Sheve afin de tirer l’eau du puits près du portail et vendre leurs produits au marché. Mais une femme est venue laisser un bébé parmi leurs enfants.
— C’est la nourrice, lâcha Djasrin.
— Non, car elle était à cette même heure en train de chercher notre enfant à tous deux et plusieurs personnes peuvent en témoigner.
— Ce sont tous des menteurs ! s’écria encore Djasrin.
— Une seule personne a menti.
Les forces de Djasrin la quittèrent immédiatement, comme du sang qui s’échappe d’une blessure mortelle.
— Je confesse, dit-elle. L’enfant t’a arraché toute la considération que tu avais pour moi. J’ai préféré chasser l’enfant. Ne m’en tiens pas rigueur. Je n’ai pu m’en empêcher.
— Je ne t’en veux point, dit Nemdur.
Sa voix demeurait paisible ; Djasrin ne distinguait pas son visage dans la nuit.
— L’enfant t’a-t-il été ramené ? marmonna Djasrin.
— Oui, répondit Nemdur qui cria alors à travers la chambre : « Apportez mon enfant. »
Les portes s’ouvrirent et des serviteurs entrèrent alors, l’un portant une torche, l’autre un ballot.
— Déposez-le, dit le roi, que cette pauvre folle puisse contempler le fruit de ce qu’elle a planté.
Ils placèrent donc le ballot devant la Reine de Sheve et le déroulèrent à la lumière de la torche.
Elle le regarda fixement un instant, puis se mit à hurler, et les deux parties de son cerveau se fracassèrent en une centaine de fragments.
Le peuple des tentes avait reconnu le bébé à sa chaînette en or et, par respect pour Nemdur tout autant que par horreur, il lui avait rapporté ce qui restait de son fils, risquant par là sa vengeance. Car les chiens avaient réduit l’enfant en morceaux. En général, les chiens n’auraient fait aucun mal à un bébé, mais c’étaient des chiens de chasse et ils avaient flairé le lion à l’approche de la femme. Lorsqu’elle avait abandonné l’enfant dans le sable, enveloppé dans la peau de lion, les chiens s’étaient précipités dessus. Tandis que Djasrin s’enfuyait, les chiens s’étaient abattus sur la peau ainsi que sur le bébé qu’elle contenait. En vérité, Djasrin était débarrassée de son fils ; en vérité, elle avait vaincu son ennemi.
Nemdur ne manifesta ni son chagrin ni sa répulsion, et il ne condamna pas sa femme à un quelconque châtiment. Il se contenta de l’installer à part et de la faire enfermer dans un pavillon luxueux jouxtant le palais. Il continua de lui envoyer des cadeaux, des tapisseries coûteuses, des viandes succulentes, des fruits bien mûrs et des bijoux. Il se montra bon envers elle et sa magnanimité fit l’étonnement de tous. En fait, il eût été moins cruel en la remettant sur-le-champ au bourreau. Il l’avait condamnée à une mort vivante, pire, bien pire que le fouet, le feu ou la lame tranchante d’une épée.
Le troisième mois de son emprisonnement, alors que le roi devait de remarier, Djasrin parvint à s’échapper. Elle était tellement folle qu’elle se croyait presque redevenue fiancée, qu’elle s’imaginait se trouver dans les terres humides et que Nemdur, son fiancé, allait la recevoir et la dévoiler pour la première fois. Elle était toutefois obsédée par la crainte d’être stérile, à moins qu’elle ne trouve un signe magique, la promesse des dieux qu’elle porterait un fils. Ce signe n’était rien d’autre que le corps de son enfant. Elle se rendit donc parmi les tombeaux où elle erra et finit par rencontrer un jardinier. La reconnaissant et la voyant seule, celui-ci la prit en pitié, la conduisit jusqu’au caveau de son fils et la laissa y entrer. Ceux qui la poursuivaient finirent par arriver sur les lieux et l’aperçurent assise dans la pénombre du tombeau, tenant entre ses bras le pauvre corps qui n’était plus qu’ossements. Dans son esprit fragmenté, elle s’imaginait avoir trouvé la clé et le symbole de sa sécurité et de sa joie à venir. Mais il ne faisait aucun doute qu’au fin fond d’elle-même elle savait que c’était son terrible sentiment de culpabilité qu’elle berçait et dont elle ne pouvait être séparée. À plusieurs reprises, ceux qui étaient venus la chercher tentèrent de la détacher du petit défunt. Elle finit par le lâcher, à l’exception d’un seul os, qu’ils ne purent lui arracher, malgré tous leurs efforts.
Djasrin et son os furent donc emmenés ensemble jusqu’à un donjon de pierre dans le désert, à un mille de la ville de Sheve. Là se poursuivit donc sa mort vivante et le train-train de sa folie ne varia point, ni son attente de Nemdur, ses conversations avec l’os, ses souffrances, sa fureur, son désespoir, ses pleurs, et ainsi de suite. Tout, autour d’elle, finit par devenir un peu fou, contaminé par sa maladie, et même la tour fut baignée dans l’angoisse de sa démence, même les arbres, les sables, les étoiles et le ciel.
Il était alors cinq Seigneurs des Ténèbres. Uhlumé, Maître de la Mort, était l’un d’eux, et sa citadelle se dressait au cœur de la Terre, mais il allait et venait au hasard dans le monde. Un autre était la Méchanceté, en la personne du Prince des Démons, Ajrarn le Magnifique, dont la ville de Druhim Vanashta se trouvait aussi sous terre, et il n’allait et venait dans le monde que de nuit, puisque la race des démons abhorrait le soleil (avec sagesse, car il pouvait les réduire en cendres). La Terre était plate, emplie de merveilles et avait alors de la place pour ce genre de choses. Mais l’on ne se souvient pas du lieu de résidence du troisième Seigneur des Ténèbres, ni peut-être s’il disposait de beaucoup de place pour sa vie personnelle, car il devait toujours être partout.
Il s’appelait Chuz, et tel était le Prince Chuz : pour qui arrivait par sa droite, c’était un bel homme dans la splendeur de la jeunesse. Ses cheveux formaient une crinière blonde soyeusement peignée ; il avait un œil abaissé aux longs cils dorés ; une lèvre finement ciselée ; et la peau basanée. À la main, il portait un gant de beau cuir blanc, ainsi qu’au pied, et sur son grand corps mince la robe cintrée était d’un tissu précieux violet foncé.
— Beau et noble jeune homme, disaient ceux qui venaient à sa droite.
Mais ceux qui l’approchaient par la gauche se faisaient tout petits et hésitaient même à parler. Car, par la gauche, Chuz était un verrat sur qui l’âge avait griffé ses signatures les plus nettes, certes encore d’une beauté particulière, mais maigre et terrifiant, la lèvre menaçante, la joue creuse, et peut-être d’autant plus infâme qu’il était beau. La peau de cet homme-ci était d’un gris cadavérique, ses cheveux emmêlés de la couleur du sang en train de coaguler et ses cils écailleux de la même teinte, une fois baissés. La main gauche était nue sur la robe prune qui, de ce côté-ci, était dépenaillée et maculée, et sous celle-ci dépassait le pied gauche également nu. Lorsque Chuz faisait un pas, l’on voyait que la plante de ce pied gris clair était noire et, lorsqu’il levait cette main gris clair, la paume en était noire, et les ongles longs, recourbés et rouges comme s’ils avaient été peints avec le vernis qu’utilisent les femmes. De plus, si Chuz levait les deux yeux, l’on voyait qu’ils étaient noirs, les iris rouges, les pupilles verts-de-grisées comme du vieux cuivre. Et si Chuz riait, ce qu’il faisait à l’occasion, ses dents étaient de bronze.
Pis était de rencontrer Chuz de face et d’apercevoir ses deux aspects à la fois, pis encore s’il levait les yeux et ouvrait la bouche. (Toutefois, l’on croit que tous les hommes, à un moment donné, ont aperçu Chuz de dos.) Et qui était Chuz ? Son autre nom était Folie.
Comme le Seigneur La Mort, peut-être le Prince Chuz était-il simplement une personnification qui s’était créée, concept fluide qui s’était solidifié en personnage. Une chose certaine : son équipage était tout aussi conceptuel que lui-même. Il portait parfois des mâchoires d’âne et, quand il les faisait claquer, elles émettaient les braiments fous de cette bête vivante. Il tenait parfois une crécelle en cuivre, qu’il agitait comme un sistre, et son crépitement donnait l’impression de réduire le cerveau en miettes. Il portait parfois un pardessus de pourpre foncée, brodé d’éclats de verre représentant les configurations maléfiques des étoiles...
Les six gardes de Djasrin avaient déposé leur hache. Les six épées à la ceinture, ils s’accroupirent au pied du donjon de pierre dans la fraîcheur du soir et jouèrent aux dés. La lune s’était levée, fruit blanc sous le noir feuillage de la nuit. Sa lumière et l’éclat d’une torche fichée dans le sable leur permettaient de compter les points.
Le premier lança, puis le deuxième. Puis le troisième, le quatrième, et le cinquième. Puis le sixième. Et le septième.
Le septième ?
Les dés du septième roulèrent : ils étaient jaunes et n’étaient pas marqués.
— Qui est cet étranger ? voulut savoir le capitaine.
Il posa brutalement la main sur l’épaule de l’étranger et la retira rapidement avec un juron. Le manteau du septième homme était parsemé de pointes scintillantes qui avaient fait jaillir le sang.
— Comment es-tu venu ici et quel est l’objet de ta visite ? aboya le capitaine.
Les six hommes le dévisagèrent et, à la lumière de la torche, ils distinguèrent la moitié d’un visage, l’autre moitié dissimulée par la capuche du manteau. Un jeune homme ensorcelant était assis parmi eux, les yeux... ou plutôt l’œil visible... humblement baissé, de telle sorte que les longs cils dorés reposaient sur la joue. La bouche toujours close, il sourit. Puis apparut soudain une main gantée de blanc, qui tenait des mâchoires d’âne qui cliquetèrent et émirent un braiment rauque. L’espace d’un instant, l’œil unique étincela, vision confuse d’impossible, avant de se rabaisser.
L’étranger ne parla point, mais les mâchoires d’âne entre ses doigts dirent brutalement :
— La lune gouverne les marées de la mer, les marées du sein des femmes et les marées des humeurs de l’esprit.
Les six hommes se levèrent d’un bond. Ils tirèrent leur épée, mais ils reculèrent. Ils ne connaissaient point de mâchoires bavardes, bien qu’ils eussent entendu parler de ce phénomène.
L’étranger, toujours souriant, l’œil méticuleusement abaissé, se leva. Il ramassa ses dés jaunes et vierges, traversa le mur du donjon et disparut. Un son s’envola dans les airs : on eût dit un rire dément ou le cri d’un oiseau de nuit au-dessus du désert.
Le capitaine poussa la porte de la tour et conduisit ses hommes pour fouiller l’escalier et les pièces du rez-de-chaussée. Les deux servantes de Djasrin, alertées, accoururent alors.
— Quelqu’un est-il passé par ici ? demanda le capitaine.
— Personne, répondit la vieille.
Elle se mit à morigéner les quatre gardes, qui baissèrent la tête comme des petits garçons.
— Ta main saigne, dit timidement la jeune fille au capitaine.
Depuis un an, les seuls hommes qu’elle eût vus de près étaient les six gardes, et c’était l’année où elle s’était faite femme. En prenant la main du capitaine, elle vit qu’il était robuste et avenant et, quant à lui, pendant qu’elle bassinait les blessures que lui avait faites la cape de l’étranger, il prit conscience qu’elle était douce et que la lune brillait à travers son mince vêtement sur ses seins et ses cheveux transformés en une nuée argentée.
À l’extérieur, le sixième garde ne bougeait plus sur le sable, stupéfait, et regardait la torche qui avait été renversée dans l’étang. Car, sous les eaux, sa flamme continuait de brûler, aussi brillante que le jour.
Dans sa chambre, tout là-haut, Djasrin était sur le point de se pencher à la fenêtre pour regarder dans la direction de Sheve. Elle distingua vaguement le tumulte du rez-de-chaussée et dit à l’os :
— Voilà les messagers venus annoncer que mon seigneur s’est mis en route. Il sera ici dans moins d’une heure.
Elle se retourna alors et trouva un jeune homme assis en tailleur sur le tapis, la moitié du visage dissimulée dans son manteau, la moitié du corps détournée.
Djasrin haleta et serra l’os contre elle comme pour le protéger.
Fière et coléreuse, elle dit à l’étranger :
— Mon noble époux ne va pas tarder à me rejoindre et il t’occira pour t’être aventuré dans mes appartements.
Chuz ne répondit pas, mais il fit rouler ses dés. Cette fois-ci, ils étaient noirs comme deux charbons et le tapis se mit à fumer.
Djasrin serra l’os encore plus fort.
— Tu ne me déshonoreras point devant mon enfant, dit-elle.
L’os se débattit soudain sous son étreinte. Il se tortilla, remua et s’arracha à ses doigts. Il tomba au sol et s’écarta d’elle en tressautant.
— Des chiens m’ont mangé ! hurla-t-il d’une petite voix aiguë. Tu m’as donné à manger aux chiens – et il se jeta dans les plis du manteau de Chuz comme s’il cherchait à s’abriter d’elle.
Elle se couvrit les oreilles avec les mains. Les larmes lui jaillirent des yeux bien qu’il ne fût pas encore minuit, pas encore la saison des larmes.
Mais une voix tendre et mélodieuse se mit à lui parler. C’était la voix de Chuz, l’une de ses voix, car il en avait beaucoup.
— Djasrin de Sheve est mon sujet ; qu’elle m’approche donc et me réconforte.
Et Djasrin découvrit qu’elle rampait en direction de l’étranger. Lorsqu’elle fut tout près, il rejeta le manteau couvert d’éclats de verre. Elle put alors voir la totalité de son visage, une moitié juvénile et bronzée, l’autre hideuse et grise, les cheveux roux et les cheveux blonds, mais elle eut l’impression que c’était le visage le plus naturel qu’elle eût jamais contemplé. Chuz la prit dans le refuge de ses bras, la berça doucement et embrassa son front de sa bouche si étrange. Il lui parut alors que, ainsi qu’il le lui avait annoncé, elle était enfin réconfortée.
Finalement, Chuz, Prince La Folie, lui déclara :
— Ceux qui sont véritablement à moi peuvent me présenter une requête.
Djasrin eut un soupir.
— Alors, accorde-moi la santé mentale.
— Cela je ne le puis et ne le voudrais si je le pouvais. Et si je le faisais, tu ne pourrais supporter ce que tu as fait et ce que tu es devenue.
— C’est vrai, dit Djasrin. C’est vrai.
Chuz sortit alors la crécelle en cuivre et l’agita ; puis il lâcha un rire terrifiant, rauque et grossier. Djasrin imita son rire et tendit la main vers la crécelle qui, sous ses doigts, se transforma en mâchoires d’âne. Celles-ci se mirent à cliqueter jusqu’au point où elles s’écrièrent :
— Si moi, Djasrin, je dois être folle, plonge alors mon mari Nemdur dans la folie. Une folie plus grande que la mienne. Qu’elle le détruise.
Djasrin sursauta, interdite.
— Je n’ai point dit cela, se plaignit-elle.
Chuz lui répondit d’une autre de ses voix, aiguë et grossière.
— C’étaient les paroles que ton cerveau voulait prononcer.
— Mais dans mon cœur j’aime encore Nemdur.
— Et dans ton crâne tu le hais.
— C’est également vrai. Vas-tu donc le plonger dans la folie ?
— Sa folie deviendra une légende.
Il parlait comme l’aurait fait un meurtrier dans les ténèbres. Et, cette fois-ci, ils eurent un petit rire délicat, comme celui des amants. Et Chuz ne tarda point à s’évaporer.
Il existait plusieurs portes par où la folie pouvait pénétrer dans une maison. L’une était la rage, une autre la jalousie, une autre encore la peur ; et bien davantage. Mais Chuz, qui était capable de traverser un mur de pierre s’il le voulait, devait choisir plus prudemment son entrée dans l’âme humaine. La folie de Djasrin l’avait appelé, ou tenté, ou fait sortir de l’obscurité. L’élan de sa folie était comme un carburant psychique, un flot d’énergie coulant le long des nerfs incorporels de Chuz. Bien que fait comme une sorte d’homme, il ne raisonnait point de même. Il n’est pas davantage nécessaire de présumer que le maître de la folie fût lui-même effectivement fou. Il est donc entendu (bien que « entendu » soit un terme inadéquat) qu’il ne pouvait suffire à Nemdur de l’apercevoir de dos seulement. Nemdur devait rencontrer Chuz face à face pour se détruire. Rien de tout cela n’était un jeu pour Chuz. C’était plutôt un devoir, un service qu’il rendait avec empressement.
Quelles furent donc les failles qu’il décela chez Nemdur, les cassures par où pouvait entrer la folie ? Cela était simple : Nemdur était à l’apogée de sa vie. Il était puissant, riche, beau et en sécurité. Il était fier et sensuel et ses appétits étaient abondants. Nemdur l’amant, le créateur de fils, le Roi de Sheve. Sans disposer d’un intellect imposant, il fallait être un serpent sous une fleur pour le menacer ainsi : « Aujourd’hui, tu es plein de vie. Mais demain, demain... » Nemdur n’avait jamais réellement songé que, s’il était aujourd’hui un lion, demain, comme son malheureux fils défunt, il ne serait plus qu’ossements.
Chuz ne prenait pas exactement des formes différentes. Son art consistait plutôt dans la manière dont il jouait de la forme extraordinaire qu’il possédait, comme des variations d’une mélodie familière. Nemdur le rencontra la première fois appuyé contre une grande porte du palais, bien enveloppé dans son pardessus prune. Chuz ressemblait plus que tout à une ombre de la nuit qui tombait.
— Qui es-tu ? fit Nemdur avec colère.
— Quelqu’un qui te survivra, répondit Chuz avant de disparaître.
Plus tard, un mendiant suivit en courant l’étrier du roi qui partait chasser. Il tendit une main gantée de blanc et des éclats de verre semblables à des épines de porc-épic lui scintillaient sur le dos.
— Donne-moi une pièce, coassa le gueux. Car lorsque tu seras allongé dans ton tombeau, à quoi te serviront tes pièces ?
Tandis que Nemdur était assis et regardait un livre qu’il feuilletait nonchalamment pour voir s’il plairait à sa deuxième femme, qui avait encore l’attrait de la nouveauté, un courant d’air ou une main fit voler les pages. Et devant Nemdur se trouva l’histoire du héros Simmu, qui avait craint la Mort, s’était déclaré l’ennemi de la Mort et avait volé aux dieux une potion d’Immortalité afin de sauver lui-même et l’humanité de la tyrannie de la décrépitude et de la chute.
— Certains disent, murmura une voix dans l’oreille de Nemdur, qu’en ce temps-là Maître de la Mort ne fut plus le titre du Seigneur Uhlumé, qui est le Maître des défunts, mais que Simmu porta le titre de Maître de la mort, vu qu’il avait maîtrisé la Mort...
Lorsque entra la femme basanée de Nemdur, la gaze blanche recouvrant son odorante peau sombre, Nemdur lui dit :
— Voici un livre qui contient l’histoire du héros Simmu. C’est un petit rien bien fait pour amuser une femme. Nul doute que tu croiras qu’il existe un puits dans le ciel qui contient l’eau de l’Immortalité.
— Nul doute qu’il m’amusera, acquiesça la femme avec un rire noir.
Mais lorsque Nemdur fut allongé avec elle dans le lit, le miroitement de la lampe transforma sa jolie figure en un crâne d’ébène.
Bientôt, les vents durs et jaunes de la saison hivernale balayèrent le désert. Les sables soufflèrent contre Sheve et les gelées dégouttèrent la nuit sur les murs et les minarets. Quelqu’un rendit visite à Nemdur alors qu’il était endormi.
— Dans cent ans, Sheve reposera sous les sables du désert. Dans cent ans, qui se rappellera le nom de Nemdur ?
Lorsque le matin revint par-dessus le rebord du monde, Nemdur se tenait debout devant la haute fenêtre et regardait de l’autre côté de la ville. Il avait perdu sa couleur et ses mains étaient crispées par la colère. Il se rappela son rêve, Sheve enfouie sous les sables nomades, comme noyée sous la mer. Il avait observé son propre fantôme en train d’errer dans le monde, et si l’on parlait de beaucoup de gens, nul ne mentionnait Nemdur.
Un son aigu surgit de la terrasse du dessous, comme deux dés heurtant le dallage. Nemdur baissa les yeux. Il n’y avait personne. Mais désormais, lorsque Nemdur mangeait de la volaille, il méditait sur les os.
Des événements étranges se produisirent à Sheve à la même époque. Les lampes s’allumaient et brûlaient sans pétrole ; les bouchers racontaient des histoires de têtes qui parlaient et réprimandaient les abatteurs. Il arrivait qu’une femme se poudre le visage et le talc devenait noir comme la suie, ou bien il naissait un chevreau à cinq pattes, ou bien des poules pondaient des œufs en bois, ou bien les portes qui s’étaient toujours ouvertes vers l’intérieur s’ouvraient vers l’extérieur et l’eau qui coulait d’une fontaine publique jaillissait soudain dans les airs. Ce genre d’événements, naturellement, étaient dus à la présence de Chuz. De plus, les citoyens de Sheve ne se ressemblaient plus : ultra-industrieux alors qu’ils avaient été paresseux, nonchalants alors qu’ils étaient affairés, hargneux, acerbes, enclins à des éclats de joie absurdes, des querelles et des pleurs inexpliqués.
Quant à Nemdur lui-même, lui aussi n’était plus tout à fait lui-même. Sa seconde femme ne conçut point, mais elle lui adressa son rire noir. Ses autres femmes étaient fantasques et parlaient d’esprits, de fantômes et de démons. Il était mal à l’aise en présence des os. Il songeait au donjon de pierre un mille à l’ouest, au tombeau de son fils et à son propre caveau. Il songeait à Simmu, l’adolescent aux cheveux de feu qui, parfois, disait-on, avait aussi été une jeune fille. Le Puits de la Terre Supérieure (le pays des dieux) comportait une citerne en verre qui, du fait de la sorcellerie à laquelle l’avait soumise Simmu, s’était fendue. Des gouttes du fluide d’Immortalité avaient plu sur la Terre et étaient devenues la propriété de Simmu. La fin de l’histoire – l’échec de l’entreprise de Simmu –, Nemdur l’avait oubliée. Uhlumé, Maître de la Mort, Simmu, Maître de la Mort, et Sheve enfouie sans nom dans une mer de sable, tels étaient les rêves éveillés de Nemdur.
Dans les ténèbres qui précédaient l’aube, il était assis seul dans sa chambre et appela pour qu’on lui apporte du vin. Les servants vinrent, au nombre de trois, rien que pour servir le vin du roi. L’un déposa une nappe de soie, le deuxième un récipient de cristal poli avec un pied en or, le troisième déboucha un flacon de céramique noire. Le vin fut versé dans la coupe, Nemdur la leva jusqu’à ses lèvres, mais lorsqu’il voulut boire, le vin refusa de couler dans sa bouche.
Les trois serviteurs restèrent pétrifiés. Nemdur lui-même retourna la coupe pour voir si le vin allait en couler de la sorte, mais si le liquide roulait dans le cristal, il refusait de le quitter. La coupe s’adressa alors à Nemdur.
— Aie l’amabilité de me reposer sur mon pied, dit-elle.
Nemdur fut paralysé comme ses domestiques.
— Te voilà bien discourtois, dit clairement la coupe. Si l’on versait du vin en toi, le dégorgerais-tu dans la bouche du premier venu ? Non, je vais garder l’alcool et me soûler.
La coupe émit alors un rot et Nemdur, avec un juron, la laissa tomber. Le cristal se fracassa sur le dallage en une quantité innombrable d’éclats, et de chacun d’eux jaillirent des pleurs terribles et le vin se répandit comme du sang.
Sur ce, le quatrième serviteur (le quatrième ?) fit un large geste avec son manteau. Sur-le-champ, les bouts de cristal ne firent plus qu’un avec les éclats de verre sur sa cape et les pleurs cessèrent.
Sans plus prêter attention à Nemdur, trois domestiques s’enfuirent en se lamentant. Le quatrième, qui était Chuz, leva une main gantée de blanc. Rien de son visage n’était visible. La main se braqua sur Nemdur.
— Quoi ? voulut savoir Nemdur, très agité.
Chuz ne parla point. Il dirigea sa main gantée vers la large fenêtre. Derrière les rideaux, qui glissèrent soudain sur leurs anneaux, la nuit avait commencé à perdre de sa noirceur. Les étoiles étaient aussi ternes que de la cire et une lisière de rouge était apparue sur l’ourlet du ciel.
Nemdur se leva automatiquement et, comme le bizarre personnage encapuchonné lui faisait signe, il se dirigea jusqu’à la fenêtre. Sans un mouvement, le personnage se retrouva au côté de Nemdur.
Curieusement, comme la lumière commençait à poindre, le personnage se fit plus solidement et impénétrablement noir. Curieusement, Nemdur se prit à croire qu’il s’agissait d’un prêtre revêtu de la pourpre la plus sombre qui pourrait le guider.
— Cette affaire qui te trouble, dit le prêtre, ce problème de mort et de nom que tu ne peux te rappeler : la réponse est sans détours.
Le soleil emplit le ciel et le vent de l’aube défit sa chevelure. De grandes quantités de sable s’agitèrent dans l’air et Nemdur contempla un mirage.
— Quelle est cette tour ? demanda Nemdur.
Elle était gigantesque. Elle se dressait à un mille à l’est, pourtant elle avait occulté le soleil. De la base, apparemment aussi large que la ville elle-même, s’élevaient les étages en dégradé qui finissaient par disparaître dans les régions supérieures de l’éther.
— Vois-tu une tour ? demanda le prêtre Chuz.
— Une tour aux gradins innombrables qui perce les cieux.
— Voici ton oracle, dit le prêtre.
Il tendit au roi les mâchoires d’un âne. Nemdur les prit sans se méfier et aussitôt les mâchoires crièrent tout aussi fort que la coupe de vin, mais les paroles étaient différentes.
— La citerne de la Terre Supérieure ne peut risquer de se fendiller une seconde fois. Si un homme désire donc une gorgée d’Immortalité du puits des dieux, qu’il construise une haute tour, la plus haute que le monde ait jamais connue, la base sur la terre, la cime dans le ciel. Qu’il y ajoute de nouveaux étages jusqu’à ce que le haut de la tour pénètre en Terre Supérieure elle-même. Que les armées du roi escaladent alors cette tour. Qu’il fasse la guerre aux cieux, pille les dieux et saisisse par la force ce qu’ils ne veulent accorder par la prière. Cela fait, Nemdur vivra éternellement. Il ne pourra craindre que quiconque oublie son nom, car qui a oublié le nom de Simmu ? Et bien plus grand que Simmu sera Nemdur, qui prend par la force et non par la ruse.
Nemdur eut un large sourire et, au même moment, le mirage de la tour gigantesque s’évanouit. Peu importait, il l’avait vue.
Il se retourna alors et vit autre chose.
Chuz était au côté du roi, le visage tourné vers lui, sans capuche, sans cape, son horrible dualité bien visible. Nemdur le regarda fixement, bouche bée. En guise de réponse, les yeux de Chuz le fixèrent et ses lèvres s’entrouvrirent. Calmement, Chuz récupéra les mâchoires des doigts de Nemdur, puis il ôta le gant de cuir blanc de sa main droite. La main droite de Chuz était en bronze, mais quatre doigts étaient des serpents d’airain qui claquaient des mâchoires et sifflaient. Le pouce était une mouche de pierre bleu foncé qui, libérée du gant, déplia lentement ses ailes de fil d’azur et fit bruyamment claquer ses mandibules.
Nemdur bondit en arrière avec un cri et se cacha le visage. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était seul. Nemdur fit une grimace et trembla... jusqu’au moment où il se rappela le dessein colossal qu’il pouvait réaliser. Il éveilla alors tout le palais de ses cris, puis tout Sheve dut l’écouter.
De part et d’autre du pays de Sheve, des hommes furent rassemblés. Rassemblés d’abord, pour être ensuite réduits en esclavage, enchaînés et emmenés de force. Les soldats de Sheve s’enfoncèrent en plein désert. Ils capturèrent les nomades, les errants, les habitants des villages minuscules. Sheve fit la guerre aux royaumes voisins, de brèves guerres saintes. Des milliers et des milliers furent conduits jusqu’en un lieu à sept milles à l’est de la ville de Nemdur ; là ils furent mis au travail, jour et nuit, sous le soleil, sous la lune pleine et sous la lune nouvelle, dans les orages et les sécheresses, sous la chaleur de plomb et le froid mordant. Leur travail consistait en la construction d’un édifice monstrueux, une pyramide de marches destinée à toucher le ciel, le toit du monde et au-delà.
La reine noire de Nemdur vint le voir à la nuit avec tous ses artifices les plus subtils, mais Nemdur était comme un enfant. Il n’y avait plus rien de sensuel en lui, son élan n’était plus désormais que fièvre.
— Mon seigneur, dit la femme, pourquoi t’épuiser dans ce blasphème ? J’aspire à porter ton fils. Il est une autre tour que tu pourrais élever, bien plus belle que cet objet de brique et de malfaisance dans le désert. Élève pour moi la tour de ton amour, mon seigneur, et oublie l’autre.
Mais si Nemdur entendit sa voix, ses paroles n’étaient plus pour lui que charabia. C’était comme si elle lui avait parlé dans une autre langue.
Lorsque ses conseillers s’aventurèrent à le persuader d’abandonner cette folie, eux aussi parlèrent dans cette langue étrangère, ou une plus étrangère encore. Lorsque le peuple de Nemdur courut à lui alors qu’il chevauchait à travers Sheve pour franchir le portail et se diriger vers les dunes et la Tour, lorsque ce peuple sanglota et le supplia de se montrer miséricordieux, de ne pas envoyer ses hommes mourir sous le labeur dur et implacable, de prendre en considération les saisons de la plantation et de la récolte qui doivent être particulièrement respectées dans le désert, Nemdur ne lui prêta point attention. C’était comme s’il entendait des hurlements de chiens, des rugissements de lions et des criaillements d’oiseaux sauvages.
Et la Tour grandit. Elle monta de trois étages, puis trois encore. Sa base, dit-on, faisait plus de sept mille cinq cents arpents pour un dixième de mille de hauteur... sa base uniquement. À cette époque, demander l’altitude du ciel n’était point question futile. La base de la Tour était en argile cuite au soleil sur un cadre de pierre et de bois de palmier. Soixante oasis avaient perdu leurs arbres pour soutenir cette base. Trois royaumes que Sheve avait récemment conquis devaient envoyer un tribut en bois et en pierre à Nemdur.
Le deuxième étage de la Tour était également en bois et en brique. Pour celui-ci, quarante oasis perdirent leur ombrage.
Le troisième étage fut renforcé d’ossements humains. Ils étaient désormais suffisants, ceux qui étaient morts durant la construction, le cœur rompu, le sang appauvri ou perdu brutalement après une chute. Parfois, pris de vertige et de fatigue, les hommes pleuvaient littéralement des gradins de la Tour.
Trois étages, trois encore, puis trois sur ces deux fois trois.
Et ainsi de suite. À tel point que l’on ignore le nombre d’étages de la Tour de Nemdur.
Au début, Nemdur montait à pied les larges escaliers en zigzag qui escaladaient la Tour, de gauche à droite, puis de droite à gauche. Mais ils étaient très larges afin de permettre le passage des chariots et des chevaux, des chameaux et des carrosses, des éléphants si nécessaire, voire des créatures d’un ordre qui n’avait rien de naturel. Sur sa monture, Nemdur grimpait les gradins de la Tour, n’ayant cure de l’abîme qui s’ouvrait, tantôt à sa gauche, tantôt à sa droite. Et la maison du roi devait le suivre à bord de litières et de véhicules à roues tirés par des chevaux qui suaient sang et eau.
Tandis qu’ils montaient, le désert sombrait dans le lointain. Le désert devenait une carte fauve, dont les traits étaient marqués à coups de taches et des traînées, ici la ligne tracée au charbon d’une route, là l’éclaboussure brillante d’un lac et là la mosaïque de la cité, qui se déversait vers la ligne d’horizon. Mais en montant davantage, l’horizon s’étendait pour englober la ville. Le sable était bordé de bleu, comme si le ciel en avait souillé les limites. Et l’air était désormais plus proche que la terre.
À quelle hauteur de cette montagne artificielle étaient-ils donc arrivés ? Suffisante pour que les aigles planent au même niveau que la tête des chevaux nerveux. Si on levait les yeux vers les niveaux supérieurs, l’on distinguait un nuage ou deux les cerclant d’ambre. Plus bas, la terre était comme une brume, elle paraissait aussi insubstantielle que le ciel naguère. Et le ciel était dur et solide.
L’atmosphère changea, se raréfia. Les hommes haletaient et se sentaient ivres. Les chevaux se traînaient, du sang sous les naseaux. Parfois, un cheval chutait et allait s’écraser dans un puits. Une fois ou deux, un chariot perdit l’équilibre et bascula par-dessus le rebord, chevauchant jusqu’à la mort l’air raréfié. La couleur de la tour, avec son revêtement en brique, était celle du sable du désert. Le soleil tapait dessus et elle semblait scintiller et flamboyer comme de l’or fondu.
Et les échafaudages montèrent encore. La maison du roi faisait halte sous des dais, on sirotait du vin et l’on jouait des instruments à cordes tandis que les esclaves grouillaient, comme de petits hannetons, au-dessus de la chrysalide architecturale.
De nuit, les étoiles brillaient, énormes et aveuglantes. À la fin, la Tour traverserait les jardins étoilés, déchirerait les racines argentées. Un viol.
— Quand sera-ce ? demandait Nemdur à ses sorciers.
Et ils frémissaient, secouaient leurs crécelles et rédigeaient des horoscopes.
— Bientôt, ô roi.
Mais ils parlaient à Nemdur dans une autre langue. Il ne comprenait que certaines paroles : aujourd’hui, maintenant, victoire, conquête.
Dans tous les pays environnants, l’on connaissait le plan de Nemdur et l’on avait peur. La Tour avait un nom. Elle avait été appelée Babhelu, c’est-à-dire la Porte aux Dieux.
Que faisaient les dieux, cependant ? Pénétraient-ils ou devinaient-ils l’œuvre de Nemdur et sa folie ? Éprouvaient-ils la moindre appréhension devant son ambition ?
Pâles et presque aussi transparents que le verre, fragiles comme les tiges les plus délicates de l’acier le plus robuste, baignés dans les ichors violet pâle qui naviguaient dans les pétales dépourvus de veines de leurs corps asexués, l’œil froid, absorbés par eux-mêmes, introspectifs (presque privés de raison), les dieux continuaient leur contemplation intemporelle et inanimée de l’infini. Mais ils avaient remarqué. À une certaine heure de l’Avenir, ou dans cette intemporalité de la Terre Supérieure, le Passé, ces êtres éthérés livreraient le monde entier à la mort en déclarant que l’homme ne représentait rien pour eux. En vérité, ils étaient indifférents face à lui, à ses actes, ses prières, ses espoirs et ses angoisses. Pourtant, une fois auparavant (ou dans les années à venir), ils s’étaient irrités et avaient ouvert les vannes qui retenaient la pluie. Ils avaient noyé la terre dans un déluge, soit parce que la terre les avait totalement oubliés, soit parce qu’elle se souvenait d’eux un peu trop. L’on voit donc que les dieux n’étaient pas aussi distants qu’ils pouvaient le prétendre.
Et voilà qu’un dément construisait une Tour destinée à fracasser le sol de la Terre Supérieure qu’il prévoyait d’envahir avec son armée. Il voulait vaincre les Gardiens de la Citerne de la Vie, oui, il voulait voler l’Elixir contenu dans la Citerne. Pis, il amènerait des hommes, des chevaux, des chariots, bref l’humanité, à piétiner la tranquillité glacée de ce pays céleste. De la sueur, du sang et des cris parmi les froids pâturages bleus, du crottin dans les palais en cordes de harpe.
Un tel événement était-il même probable ? L’on peut en débattre. Rares étaient ceux qui voyageaient jusqu’en Terre Supérieure, et ils le faisaient par de curieuses méthodes. Une fois, Ajrarn, Prince des Démons, y était venu, ou y viendrait, dans un vaisseau ailé. Uhlumé, Seigneur La Mort, ne s’y était jamais rendu, car les dieux ne mouraient point en ce temps-là. La route conduisant en Terre Supérieure, d’ailleurs, était obscure, oblique. Plus haute que la lune, au-delà du soleil. Une porte qui n’était pas une porte, une entrée qui n’existait pas littéralement... Nemdur aurait-il pu pénétrer le ciel par un moyen aussi humainement logique qu’une Tour aussi haute que le ciel ?
Et pourtant. Peut-être la bourrasque grossière d’une simple intention troublait-elle les dieux, comme le souffle d’un vent maléfique. Un homme ne peut-il pas tuer un moustique qui ne l’a pas piqué ?
Les dieux paraissaient inefficaces dans leur beauté caduque, mais ils ne l’étaient point. Leur indifférence, dans une large mesure, avait protégé les hommes de leurs capacités surnaturelles. Ils n’échangeaient plus désormais la moindre parole, ni le moindre regard. L’un d’eux leva-t-il la tête, ou plusieurs ? Ou bien l’élan coula-t-il simplement simultanément de leur intellect pur et sans vitalité ?
Leur Volonté, si minuscule qu’un infime grain de sable l’eût contenue, si vaste qu’elle pouvait englober le monde, suinta hors du néant-ailleurs de Terre Supérieure et dériva comme une plume jusqu’à la Tour de Babhelu.
Désormais, le voyage de la base de la Tour jusqu’à sa cime temporaire nécessitait une journée presque entière.
Sur le gradin supérieur, sous l’échafaudage qui présageait le prochain sommet, le Roi Nemdur avait installé sa cour et, un étage plus bas, les chariots, les animaux et les soldats avaient planté leur camp.
Le gradin où se reposait la cour mesurait peut-être deux arpents et un jardin démontable y avait été posé pour enrichir l’atmosphère raréfiée. D’énormes cuves d’eau et d’humus avaient été transportées jusqu’en ce lieu grâce à des chameaux laborieux et de malheureux chevaux. Une pluie verdoyante de feuillage sortait de ces cuves ; des lianes, des fruits, des fleurs et des herbes retombaient par-dessus le rebord du gradin jusqu’à l’étage inférieur pour que les bêtes attachées au-dessous puissent se nourrir. Sous leur ombre première étaient plantées les tentes sombres de Nemdur, brodées d’écarlate et portant des médaillons dorés. Par les rabats relevés, les femmes de Nemdur regardaient, belles mais mal à l’aise, le teint plombé. Sous une tonnelle verte, sous un parasol qui ressemblait à une fleur géante, Nemdur était assis dans un fauteuil d’os sculpté. (Son histoire est bourrée d’os : des os d’enfants, d’oiseaux, d’ânes, d’esclaves.) Autour de lui, s’attroupaient ses sorciers et ses prêtres, plongés dans leurs divinations interminables mais les mains tremblantes et les yeux bulbeux. Ils avaient maintenant des difficultés à se comprendre, tout comme Nemdur. En fait, tous ceux qui étaient montés sur Babhelu avaient commencé à perdre l’entendement d’autrui. Sur l’échafaudage, cela était sans importance : les contremaîtres usaient de leurs chats à neuf queues, les esclaves peinaient comme des automates. Ils ne s’étaient jamais compris ; rien n’avait changé. Mais il n’en restait pas moins que, partout, l’air raréfié était empli de phrases sans signification lâchées brutalement et que les oreilles devenaient sourdes, tout cela dissimulé par les fumées des magiciens, le parfum des roses et de l’huile de palme et les musiques vacillantes. De temps à autre, on entendait aussi un hurlement tandis qu’un esclave se détachait de sa position précaire. Au passage, plaisanterie hideuse, il croisait la Reine noire de Sheve qui montait le long escalier pour rejoindre son seigneur.
Elle portait une lune en croissant doré dans sa chevelure de charbon. C’était Nemdur qui avait ordonné qu’elle la porte car, avait-il crié, la Tour ne tarderait plus à être aussi haute que la lune elle-même et sa face blanche brûlerait comme un jour éclatant sur la façade de brique. Par la suite, la Tour s’élèverait au-dessus de la lune, qui ne serait plus qu’une jatte de lait bien plus bas.
De l’or recouvrait également les paupières et les ongles de la reine et des rubis s’enroulaient sur sa peau lisse et noire, mais des diamants dégouttaient de ses yeux.
Nemdur la vit arriver de loin. Petit à petit, sa suite émergea de la brume qui était la terre et devint visible sous forme de minuscules personnages en train de suivre les sinuosités d’une route de montagne escarpée. Là, son chariot traversa un cercle d’aigles. Là, elle baissa les yeux et aperçut les aigles qui glissaient sur leur erre un quart de mille en dessous d’elle. Elle continua de monter, cachée un instant par un anneau de nuages qu’elle traversa comme une gaze fragile. Parfois, son entourage marquait un temps d’arrêt pour reprendre son souffle sur une large terrasse.
Toute la journée, Nemdur les regarda grimper vers lui et, lorsque le soleil se coucha, long fleuve enflammé à l’ouest, la seconde reine de Sheve fut introduite dans la partie supérieure du ciel.
Les étoiles sortirent comme des éclaboussures de vif-argent. Le vent vespéral s’envola sur Babhelu, les ténèbres firent éclosion, noires comme le raisin, et la lune commença à se lever.
La Reine de Sheve se tenait absolument immobile pour regarder la lune et elle n’était pas seule. Les soldats et les bêtes sur l’étage inférieur étaient figés dans un silence étrange. La cour de Nemdur se tut et tendit la main. Une clochette tinta quelque part, à la cheville d’une femme ou à la bride d’un cheval ; on n’entendait plus que cela. Sur leur sinistre squelette d’échafaudage, les malheureux esclaves se tordaient le cou pour regarder et la lumière blanche du disque en train de monter découpait leurs corps maigres, les moules à briques et les étais en os. Dans un silence total, maintenant.
Puis un son se fit entendre. Un son semblable à une fumée, qui s’éleva comme une fumée. C’était la voix de la seconde femme en pleurs de Nemdur, qui était noire. Elle s’enfonça dans le ciel en tournoyant, aussi sombre qu’elle, aussi sombre que le ciel, voix de son chagrin et de son imploration.
O lune qui gouverne les marées de la mer, les marées du sein des femmes et les marées de la folie du cerveau, emporte mon message avec toi jusqu’à la porte des dieux. Par ta pâleur, je jure que je les crains, et par ta brillance j’implore leur clémence. Débarrasse le Seigneur de Sheve de la folie. Mon âme s’incline et mon cœur s’agenouille, mon âme s’humilie. Mon sang n’est qu’eau et ma chair n’est que poussière.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? voulut savoir Nemdur à l’un de ses sorciers.
— Mon seigneur, je ne comprends pas ce que tu dis, haleta le sorcier.
Nemdur insulta l’homme qui venait de lui parler dans une langue étrangère.
La lune se pencha alors sur toute la longueur incroyable de Babhelu et la plume de la Volonté des dieux l’effleura.
Rappelez-vous cette loi terrible : les humbles seront élevés, les ambitieux seront rabaissés. Fixez cette dernière vision de Babhelu, car la voilà qui disparaît.
La Tour était si haute qu’en vérité rien ne garantissait qu’elle pût se dresser ainsi. Peut-être que la seule chose qui lui avait permis de s’ériger n’était en fait que la frénétique aspiration de Nemdur, la Tour étant le chenal dans lequel il avait déversé toutes ses forces, les énergies de la vie, du sexe et du pouvoir.
Tout d’un coup, tout l’édifice vibra comme s’il avait été une corde tendue au maximum entre le ciel et la terre qui venait d’être fugitivement pincée par la main d’un maître.
La vibration fut douce, harmonieuse, imprégnant le cœur de la Tour, et finit par atteindre le sol. Elle y devint un grondement grave et morose. Le grondement s’écoula dans les artères du désert. Puis la terre trembla.
La terre se secoua comme un animal sur le dos duquel s’est logé un prédateur. Elle fut prise de spasmes, de tressauts, elle se tortilla, tenta de rejeter la bête malfaisante sur ses épaules. D’énormes fissures s’ouvrirent. Les sables jaillirent comme des jets d’eau ou de vapeur dans l’air qui palpitait. Puis ce fut le bruit d’une toile qui se déchire, le tissu des fondations de la Tour se divisa. Les fentes dans le sol remontèrent dans l’armature du gradin du bas. Ses briques furent chassées, les joints et les barres du palmier plièrent comme des arcs et lâchèrent des échardes en direction des étoiles.
Brutalement, toute cette base fabuleuse se disloqua en glissant. Dans les ténèbres de chaque côté, les énormes murs s’écartèrent comme s’ils étaient placés sur des roues et, dans l’abîme ainsi créé, comme un jet d’eau qui retombe, Babhelu s’abattit en cascade.
Sur les trois niveaux supérieurs, les écuries, la cour et l’étage encore inachevé, se fixa l’ultime folie. Les bêtes, emportées par cet instant de panique, se précipitèrent en avant et plongèrent dans l’espace. L’échafaudage des esclaves s’écroula totalement, projetant sa cargaison humaine jusqu’aux étages inférieurs. Les failles, qui avançaient comme une marée d’un gradin à l’autre, furent tout d’un coup bloquées lorsque la base centrale de chaque terrasse se mit à céder. En partie creuse, la Tour s’écroula sur elle-même tout en expulsant vers l’extérieur son épiderme de briques, de mortier et de personnages hurlants et tournoyants aux cheveux et aux membres agités en tous sens.
Telle fut donc la rosée qui s’abattit sur le désert, et bien plus loin, sur les étendues de nuit, sur la ville aux volets clos et sur vingt villages. Dans les cours comme parmi les dunes, dans le berceau des arbres, sur le toit meurtrier des maisons, par toutes les ouvertures, dans les puits et les canaux à sec, à travers l’air comme autant d’étoiles filantes, à travers tout l’échiquier de la nuit. Des briques, des corps, des joyaux ; des fleurs du jardin suspendu semblables à des offrandes pour un mariage. Des épées brisées, des vases religieux et magiques, des chevaux attachés à leurs chariots, une main de femme qui portait encore un bracelet, un parchemin qui disait : Moi, Nemdur de Sheve, je vaincrai les dieux. Qui omettra désormais le nom de Nemdur ?
Assurément, son nom demeurerait et serait employé... pour effrayer les enfants et les mettre en garde contre le dangereux sentier de l’orgueil.
Lorsque le tonnerre et les pleurs cessèrent, le silence revint, tomba en énormes flocons de neige sur le pays blessé.
Nemdur était mort, enfoui sous la chair, l’argile, les pierres et les os. Tous étaient morts, sauf une personne. La reine sombre de Nemdur qui s’était inclinée devant les dieux. Mais il est douteux que les dieux, impartiaux, vaguement et presque nonchalamment implacables comme ils se l’étaient révélés, eussent réagi face à ses supplications, ou qu’ils l’eussent sauvée en raison de celles-ci.
Lorsque la Tour tomba, entraînant la seconde femme de Nemdur dans sa chute, un aigle sortit tout droit de la destruction et l’emporta vers l’ouest. Or les aigles étaient nombreux à cette hauteur et ils tournaient toute la journée autour de Babhelu. Peut-être cet aigle avait-il remarqué les bijoux de la Reine de Sheve, les rubis, le croissant doré, qui scintillaient sur sa peau noire. Il est vrai également qu’elle était jolie, très jolie, et que l’aigle possédait la même beauté : il était noir comme elle. Notons aussi que, pour s’amuser, il était quelqu’un qui aimait à prendre la forme d’un aigle noir : Ajrarn, Prince des Démons, l’un des Seigneurs des Ténèbres.
L’on ignore s’il s’agissait ou non de lui. Ce sauvetage sélectif ressemblait bien à une plaisanterie Eshva, les démons inférieurs muets et rêveurs serviteurs des Vazdru... Vazdru dont faisait partie Ajrarn. Quoi qu’il en fût, quelqu’un ou quelque chose emporta la femme noire en sécurité ou dans une sécurité relative.
Aux environs de minuit, solitaire, hébétée, titubant sur le sable, trébuchant parfois sur les terribles débris, la seconde femme de Nemdur parvint à une oasis dont les palmiers étaient encore debout avec, au milieu, un donjon encore droit. C’était la prison de Djasrin la folle qu’elle avait atteinte.
Mais plus personne n’en gardait la porte. Depuis que le Prince La Folie avait traversé les murs, il s’était produit des événements bizarres. Une curieuse histoire d’amour avait évolué lentement entre le capitaine de la garde et la jeune servante de Djasrin. La vieille avait rabroué quatre des gardes qui se comportaient désormais comme des bébés, pleurnichant lorsqu’elle les morigénait, faisant des cabrioles d’idiots pour lui faire plaisir. Le sixième garde avait péri en se noyant dans l’étang. Après avoir fixé interminablement la torche qui, quoique sous l’eau, continuait de brûler, il avait déclaré :
— Si une torche peut brûler sous l’eau, ne puis-je y vivre également, ainsi que le peuple de la mer ?
Sur ce, il avait sauté dans l’eau, s’était installé au fond, avait inhalé le liquide et avait péri. Par la suite, l’étang étant souillé, les habitants de la tour n’avaient pu boire que du vin, ce qui avait augmenté leur démence.
Devant le tonnerre terrible de Babhelu qui s’écroulait à huit milles de là et la grêle de restes macabres qui s’ensuivit, les cinq gardes et les deux servantes s’enfuirent dans le désert avec des cris extraordinaires.
L’ancienne Reine folle de Sheve, Djasrin, qui, désormais, était la personne la moins folle de la Tour, se retrouva seule dans sa chambre, hébétée de terreur.
Lorsqu’elle entendit un pas dans l’escalier, le souvenir déformé d’un prince blond ou un d’un diable roux passa sur elle. Sa peur prit une nouvelle direction à cette pensée, mais elle ne savait trop si elle devait se défendre ou implorer son amitié. Sa mémoire était d’ailleurs peu fiable. Elle avait presque oublié son mari depuis que Chuz lui avait promis la destruction de Nemdur. Il est possible qu’elle n’eût point désiré souffrir d’un nouveau sentiment de culpabilité. Une chose sûre : elle ne berçait plus d’os entre ses bras. Elle se considérait comme une femme au passé malheureux, mais elle était entièrement amorphe et anonyme. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait jamais accouché d’un enfant, n’avait jamais conspiré avec un Seigneur des Ténèbres.
De manière quelque peu similaire, la seconde femme de Nemdur avait également effacé le choc et l’horreur de l’écroulement de Babhelu. Un événement s’était produit dans le désert... mais quoi ? Une douleur aiguë dans son âme la mettait en garde de ne point chercher à le découvrir. Par la rêverie, elle évitait des pieds, des yeux et tous les objets immondes qui jonchaient le désert. Le vol de l’aigle n’était plus qu’une nuée d’étoiles filantes. Si Ajrarn l’avait emportée, consolée, ou lui avait fait quoi que ce fût, il avait ôté cette expérience de son esprit.
Elle pénétra donc dans le donjon de pierre, grimpa l’escalier parce que, après Babhelu, l’usage des escaliers était devenu pour elle la plus courante des activités, et découvrit Djasrin dans sa chambre.
Toutes deux furent étonnées, toutes deux lâchèrent une exclamation. Nemdur les avait toutes deux perturbées de manières plus ou moins importantes. Elles étaient bizarrement liées. Dans leur abjecte situation, toute retenue mortelle oubliée, elles coururent bientôt l’une vers l’autre et se réconfortèrent tristement. Dans cet enlacement, les larmes se mêlant, celle qui était saine d’esprit perdit une fraction du fardeau de sa santé mentale et celle qui était folle se calma.
Son devoir plus qu’accompli, le méticuleux Prince Chuz fut chassé par cette union du royaume mutilé de Sheve.
Mais, alors que Chuz, qui était l’un des Seigneurs des Ténèbres, quittait ce lieu pour se rendre dans un autre lieu, incompréhensible, il rencontra quelqu’un dans le désert de minuit. Et, à la torche froide de la lune, Chuz sentit que cet autre était aussi un Seigneur, l’un de ses non-parents.
Uhlumé, Seigneur La Mort, Chuz pouvait s’y attendre, mais pas nécessairement Ajrarn.
Non, Ajrarn n’était pas seul. Derrière lui, rangés sur la poudre sombre du sable, se trouvaient quelques princes des démoniaques Vazdru. La lune éclairait parfaitement leurs merveilleux visages pâles, les charbons brûlants de leur chevelure et de leurs yeux. Ils chevauchaient, comme il était fréquent, les macabres chevaux élégants de Terre Inférieure, de Druhim Vanashta, des destriers noirs à la crinière et à la queue semblables à un gaz bleu clair ; montures et cavaliers cliquetaient et scintillaient de gemmes et d’argent. C’étaient des démons, des artisans du mal, pourtant ils tenaient leurs traits enchanteurs légèrement détournés de Chuz, Prince La Folie. Ils se montraient prudents, oui, on notait qu’ils le regardaient de façon à ce qu’il ne pût en voir plus qu’ils ne le désiraient. Ils prétendaient naturellement s’intéresser à autre chose, ils jouaient avec leurs bagues, caressaient leurs chevaux ou scrutaient le ciel. Car ces démons avaient un orgueil tel que celui des humains n’était que brin d’herbe à côté d’un cèdre.
Seul Ajrarn lui-même, Prince des princes, regardait en face le demi-visage blond encapuchonné de Chuz, droit dans l’œil unique et inquiétant. Ajrarn le Magnifique (et magnifique il était, magnifique étant un terme bien piètre) était l’un des rares qui osaient faire baisser les yeux à Chuz ; et, tout compte fait, Chuz était l’un des rares à oser faire baisser les yeux à Ajrarn. Leur regard n’en était pas moins méfiant, méprisant, intéressé et énigmatique. C’est ainsi que réagissaient les Seigneurs des Ténèbres les uns en face des autres. Quelque peu attirés, ou plutôt offensés, par l’existence de l’autre.
Bientôt, Ajrarn le Magnifique (magnifique étant une piètre description, mais les termes de la Terre Plate à quatre coins qui lui rendaient à peu près justice ont disparu), bientôt, Ajrarn prit la parole. Il parla d’une voix qui reposait dans les airs comme une musique ténébreuse. Chuz sourit, la bouche courtoisement fermée en la présence d’Ajrarn. Il est probable que Chuz étudiait cette voix pour l’ajouter à son répertoire.
— Ce désert est jonché de morts, dit Ajrarn. Ton œuvre, non-frère ?
— Oui, répondit Chuz de sa voix courante la plus agréable et, admettons-le, presque aussi belle que celle d’Ajrarn, et non.
— Mais alors, que fais-tu ici, non-frère ? voulut savoir Ajrarn en manifestant la plus froidement ironique des candeurs.
— Je pourrais te poser la même question, murmura Chuz, Prince La Folie.
Or Ajrarn et tous ceux de la race démoniaque se rendaient souvent sur Terre durant la nuit. Mais ce qui les avait attirés en ce lieu précis et à cette heure précise ne pouvait être que Babhelu. Peut-être l’odeur de l’étrangeté de la Tour les séduisait-elle depuis longtemps, peut-être venaient-ils régulièrement dans le voisinage, intrigués et chatouillés comme toujours par l’instinct autodestructeur des hommes. Cette surveillance et cette proximité peuvent expliquer l’idée de l’aigle noir venu secourir la seconde épouse de Nemdur. D’un autre côté, l’aigle était peut-être une coïncidence ou un fantasme d’une tout autre nature. L’on peut concevoir que les démons n’avaient rien eu à voir dans la Tour de Babhelu avant cette nuit-là, qu’ils n’en avaient même pas entendu parler, leur génie préoccupé de maux indépendants. Il se pouvait qu’ils ne fussent montés de Terre Inférieure que pour s’enquérir des événements, à la manière d’occupants d’un entresol qui venaient d’entendre au rez-de-chaussée un terrifiant vacarme.
— Mes affaires ne regardent que moi, dit Ajrarn. Les tiennes semblent quelque peu largement diffusées.
Et il hocha la tête en direction d’une brique tachée de sang à deux pas des sabots d’argent de son destrier.
Chuz lança ses dés et les rattrapa. Ils étaient gris à la lumière de cette lune.
— La folie m’a appelé. La folie que j’ai apportée. Les hommes désiraient envahir la demeure des dieux. Les dieux les ont rejetés.
— Les dieux ?
Deux des Vazdru crachèrent sur le sable et le sable brilla une seconde comme un feu à l’endroit où était tombée leur salive.
— Les dieux sont fatigués, continua Ajrarn.
— Fatigués ou non, l’histoire de cette nuit subsistera. Tu verras construire de nouveaux autels et des temples neufs et une grande vénération pour ces dieux fatigués, après cette nuit. Seras-tu jaloux, non-frère Ajrarn ?
— Qu’est-ce qu’un siècle de mortels pour notre Seigneur des Seigneurs ? lança avec mépris l’un des Vazdru, mais toujours sans regarder Chuz. En un clin d’œil aux longs cils de Druhim Vanashta, ce siècle est achevé.
— En un siècle, dit Chuz, l’humanité peut oublier... bien des choses.
— Qu’est-ce qui te retient, Chuz ? demanda Ajrarn. Il doit t’en coûter d’être resté si longtemps loin de chez toi. Que je ne t’empêche point de partir.
— Tu ne me donneras point congé, dit Chuz. Même toi, mon cher, tu as eu, ou tu auras droit à un ou deux aperçus de mon être.
Chuz disparut alors.
Les Vazdru conservèrent un silence angoissé, attendant, troublés, la réaction de leur Seigneur. Au bout d’un moment, Ajrarn déclara doucement :
— La puanteur de la folie manque ici de subtilité. Partons.
Et, comme un rêve orageux, les Vazdru disparurent aussi, laissant le désert vide, mais pas suffisamment vide, sous la lune cruelle, à jamais en dessus et non en dessous de la portée humaine.